Par Adriana Schmorak Leijnse
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Dans cette quatrième partie, nous développerons la thématique des relations entre le cinéma et la peinture à partir d’un ordre chronologique et historique, depuis les origines du cinéma abstrait jusqu’à la manière dont les piscines de David Hockney ont été transposées sur le grand écran.
L’abstraction au cinéma Le cinéma abstrait est un sous-genre du cinéma expérimental, qui est né presque en même temps que le cinéma conventionnel. Ses intégrants se sont plus particulièrement intéressés à l’étude des relations entre les formes géométriques, le rythme et le mouvement, en utilisant le recours au film pour introduire la dimension temporelle dans la peinture. Le celluloïd, le projecteur et l’écran se sont avérés être des véhicules idéaux pour rassembler le rythme, l’espace et les formes plastiques en mouvement, c’est-à-dire, un nouvel art qui englobait toutes les autres disciplines artistiques. Le peintre suédois Viking Eggeling (1880-1925) fut l’un des pionniers du cinéma abstrait. À l’aide de nouveaux matériaux photographiques, il étudia la capacité d’expression des formes géométriques en les combinant selon leur position, leur taille et leur nombre. Le premier film de Eggeling intitulé « Symphonie diagonale » (1921-1924) est constitué de plusieurs éléments, principalement des lignes, structurés autour d’un axe diagonal. Le mouvement de ces formes est caractérisé par le rythme et la périodicité, de sorte que ce que le spectateur perçoit soit l’apparition et la transformation de formes isolées se déplaçant au même rythme jusqu’à leur disparition. Hans Richter (1888-1976), son contemporain allemand, s’intéressa principalement à la création d’un ensemble de figures abstraites coordonnées, se déplaçant selon un rythme musical, comme s’il s’agissait d’un ballet. Cet effet était difficile à obtenir à une époque où le son n’était pas encore synchronisé avec l’image (ceci n’a eu lieu qu’en avril 1927 avec « The Jazz Singer »). « Rhytmus 21 » (1920) n’utilise pas de lignes, mais des carrés et des rectangles que le spectateur voit bouger, augmenter de taille et interagir entre eux. Au cours des années suivantes, Richter réalisa trois autres courts-métrages expérimentaux de la même veine que « Rhytmus 21 » : « Rhytmus 23 » (1923), « Rhytmus 25 » (1925) et « Film Studie » (1926). Le troisième pionnier du cinéma abstrait, également allemand, fut Walter Ruttmann (1887-1941), peintre autodidacte, architecte et musicien. Ses essais, intitulés « Opus » (1922-1926), montrent un intérêt pour traduire l’émotion que provoque la musique sur des images en mouvement. Ruttmann peignait ses dessins sur une plaque de verre, obtenant un mouvement au moyen de miroirs. Bien que ses originaux fussent colorés, une fois passés sur celluloïd, ceux-ci se voyaient à l’écran en niveaux de gris. Le résultat de ses « Opus » est un jeu de lumières posées sur différents objets géométriques, unis par le rythme visuel de formes en mouvement. Parmi les autres expériences visuelles réalisées par des artistes plasticiens ayant découvert le cinéma abstrait, citons : « Anémic Cinéma » (1926) du dadaïstiste français Marcel Duchamp, dont le précédent le plus direct est son propre tableau « Nu descendant les escaliers » (1911-1912) ; « Retour à la raison » (1923) du photographe Man Ray, constitué d’images photographiques juxtaposées, montées au hasard, auxquelles l’artiste a ajouté des éléments appliqués directement sur le celluloïd, tels que du sel, du poivre, des fragments de verre et des clous, et « Ballet Mécanique »(1924) de Fernand Léger (artiste cubiste-futuriste français) et Dudley Murphy (cinéaste américain), court métrage montrant une succession d’images fragmentées, de visages, de machines, d’engrenages, dans une sorte de chorégraphie d’éléments mécaniques en mouvement. « Ballet Mécanique » s’inscrit dans la lignée des peintures de Léger et d’autres artistes comme le russe Wassily Kandinsky et le français Robert Delaunay, dont les œuvres plastiques témoignent d’une préoccupation constante pour représenter le rythme musical en relation avec les vibrations chromatiques et les formes géométriques. Le cinéma expressionniste de Robert Wiene s’apparente, par certains aspects, à l’abstraction. Pour les fonds décorés du film « Le cabinet du docteur Caligari » (« Das kabinett das Dr. Caligari », 1919), Wiene acceptât l’idée d’utiliser des tissus peints (pour des raisons strictement financières) et en commande leur exécution à trois artistes expressionnistes : Hermann Warmn, Walter Reimann et Walter Rohrig. L’entière conception du film, y compris les décors et les costumes, est intimement liée au travail de peintres expressionnistes allemands tels que Erich Heckel et Ernst Ludwig Kirchner ou du peintre cubiste Lyonel Feininger. Les décors de « Caligari » aboutissent parfois, de manière intentionnelle ou non, à une géométrisation proche de l’abstraction. Le cinéma d’animation abstrait mérite une attention particulière, dans la mesure où il offre la plus importante corrélation entre langage pictural et langage cinématographique, étant donné qu’à sa naissance, la technique cinématographique permettait déjà de synchroniser l’image avec le son. La peinture pouvait être appliquée directement sur le support, sans l’aide de la caméra. Le premier court métrage de ce genre est apparu en 1929. Intitulé « Tuslava » et dirigé par l’anglais Len Lye, il entremêlait les formes graphiques à une musique de jazz intense. Un an plus tard, les frères Oskar et Hans Fischinger créent leur premier film musical, « Study No. 6 », suivi de sept autres, basés sur des partitions de Bach, Schubert et Brahms. Dans leurs créations, les frères Fischinger alternaient le dessin peint directement sur le celluloïd avec l’enregistrement de leurs dessins appliqués sur une plaque de verre. À l’arrivée au pouvoir d’Hitler, Oskar Fischinger s’installa aux États-Unis, où il prit part à la florissante industrie d’animation américaine. Cependant, la seule collaboration que Fischinger ai réussi avec un studio hollywoodien aura été « An Optical Poem », un court métrage d’animation de 7 minutes réalisé pour MGM en 1937. Comme dans certains de ses premiers films, il s’agissait d’une pièce de musique classique accompagnée par des formes dansantes réalisées en papier découpé. La musique, dans le cas présent, correspondait à la deuxième Rhapsodie hongroise de Liszt. Ce court-métrage figure parmi les films ayant retenu l’attention des studios Walt Disney au moment où ceux-ci travaillaient sur une séquence abstraite similaire pour un long métrage d’animation. En 1938, Walt Disney engagea Oskar Fischinger pour travailler avec le dessinateur Cy Young dans la première séquence de « Fantasia » (1940). Fischinger travailla à l’ouverture de la « Toccata et fugue en ré mineur » de Johann Sebastian Bach, dans une transcription pour orchestre écrite par le directeur de l’orchestre de Philadelphie de l’époque, Leopold Stokowski, mais ses premiers efforts furent jugés « trop insignifiants ». Cette première séquence de « Fantasy » est, à son tour, divisée en deux parties. La première partie, correspondant à la « Tocatta », joue avec les ombres et les silhouettes des musiciens et du chef d’orchestre alors que c’est dans la partie correspondant à la « fugue » où l’on apprécie le plus le travail de Fischinger. Dans le résultat final, aux abstractions purement géométriques de l’allemand, composées de lignes, de cercles, de losanges et de carrés, furent incorporées des références plus figuratives telles que des archets et des cordes de violon, des nuages, des montagnes, des arcs gothiques et des tuyaux d’orgues, de manière à rendre le film plus facilement assimilable par le grand public. Cette divergence entre les idées esthétiques des studios Disney et celles d’Oskar Fischinger a conduit à une rupture du contrat les unissant, en octobre 1939. Les autres représentants importants du cinéma d’animation abstrait furent : Harry Everett Smith, John & James Whitney, Jordan Belson, Chris Larkee, Bärbel Neubauer et celui qui s’est le plus détaché, Norman McLaren. De nombreuses œuvres picturales, faisant référence à une interaction entre musique, formes et mouvements, ont directement ou indirectement influencées le cinéma abstrait. Nous en énumérerons quelques-unes ci-dessous :
- László Moholy-Nagy, « A 19 », 1927, huile et mine de plomb sur toile. Hattula Moholy-Nagy, Ann Arbor, Michigan, USA.
- Theo van Doesburg, « Contra-Compositie XIII », 1925/26, huile sur toile. Collection Peggy Guggenheim, Venise, Italie.
- Fernand Léger. « La sortie des ballets russes », 1914, huile sur toile, MoMA, New York.
- El Lissitzky (1890-1941). « Proun (Étude pour Proun S. K.) », 1922/23, tempéra, gouache, encre, mine de plomb, crayon conté et vernis sur papier. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.
- Robert Delaunay « Formes Circulaires », 1930, huile sur toile. Musée Solomon R. Guggenheim, New York.
- Kazimir Malevich (1879-1935). « Supremus nº55 », 1916, Musée d’art de Krasnodar, Russie.
- Wassily Kandinsky. « Composition VIII », 1923, huile sur toile. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.
- Paul Klee « Abstract Colour Harmony in Squares with Vermillion Accents », 1924, huile sur carton. Alte Nationalgalerie, Berlin.
- Piet Mondrian. « Broadway Boogie-Woogie », 1942/43, huile sur toile. MoMA, New York.
Interactions entre le surréalisme pictural et cinématographique
Depuis qu’André Breton a écrit son « Manifeste surréaliste » en 1924, une ferme volonté d’unir et de fondre dans ce mouvement, les arts plastiques, la littérature et le cinéma, a vu le jour. Lorsque nous cherchons les mots capables de le définir, ce sont toujours les mêmes qui reviennent : arbitraire, hétérogénéité, hasard, automatisme, inconscient, absurde, improvisation, irrationnel, incongru, onirisme. Le surréalisme est né et a maintenu des liens directs avec le dadaïsme (Duchamp, Richter, Man Ray) et la peinture métaphysique italienne (De Chirico). De nombreux critiques considèrent « La Coquille et le Clergyman » (1928), de la réalisatrice française Germaine Dulac, sur un scénario d’Antonin Artaud, comme le premier film surréaliste de l’histoire. Cependant, le premier chef-d’œuvre du surréalisme au cinéma, et le plus étudié par les théoriciens, reste « Un chien andalou » (1929) de Luis Buñuel auquel collabora le peintre Salvador Dalí. L’idée d’« Un chien andalou » est née de la fusion de deux des rêves du réalisateur. Pour autant, il ne s’agit pas d’un rêve filmé, mais de l’exploration de la manière dont l’inconscient crée du sens durant le processus du rêve. Pour les matérialiser en images, Buñuel et Dalí renversent l’imaginaire freudien et jouent avec le symbolisme sexuel comme forme de critique et de parodie, en particulier de la société bourgeoise régie par la répression des instincts dans leurs schémas moraux. Dans leur deuxième film « l’âge d’or » (1939), le duo Buñuel-Dalí utilise la fausse association de manière transgressive, avec la volonté d’annuler tout symptôme de narration linéaire et cohérente. Ainsi, le point de vue et la cohérence espace-temps sont dissous, forçant, du même coup, l’union de l’impossible, de l’étrange, du sinistre. Lors de la première de « l’âge d’or », qui dépeint subtilement Jésus comme un tueur en série et se moque de l’ordre bourgeois, un flot de protestations éclata parmi le public qui eut pour conséquence l’interdiction de projeter le film jusqu’en 1980. Alfred Hitchcock eut une appréciation positive de l’approche esthétique donnée par Dalí à la psychanalyse freudienne et décida de l’engager pour créer les scènes oniriques dans « Spellbound » (« Raconte-moi ta vie », 1945). En 1947, Hans Richter lançait « Rêves que l’argent peut acheter », sept courts-métrages sur l’inconscient, écrits et réalisés par Richter, Man Ray, Marcel Duchamp, Fernand Léger, Max Ernst et Alexander Calder. Officiellement, il s’agit de la dernière œuvre cinématographique connue portant le sceau du surréaliste. Toutefois, les idéaux artistiques du surréalisme continuèrent à influencer de nombreux cinéastes jusqu’à nos jours. Le cinéma expérimental américain, par exemple, à travers des cinéastes tels que Maya Deren, Stan Brakhage et Kennet Anger, a utilisé à plusieurs reprises le langage du rêve dans ses créations. Certains cinéastes européens tels que Ingmar Bergman, Federico Fellini et Alain Resnais doivent également beaucoup au surréalisme.
Dans son texte « Bergman Filmology », Raquel Wasserman analyse « De la vie des marionnettes » (Ingmar Bergman, 1980) dans les termes suivants : « Peter Egerman, représentant bergmanien dans son sens le plus tourmenté de l’être existant dans le temps, dépouillé de vêtements, n’est que le prisonnier d’un avide Moloch (incarné par le meuble pour magnétophone) qui exige une gratification incestueuse et homosexuelle continue. Sur la table, recouverte de rouge (Éros), son autel (le lieu sacré où l’on immolait pour les dieux depuis l’aube de l’humanité n’a pas d’autre origine), la libido a pris son offrande. Une victime a été sacrifiée comme dans les temps anciens des premières communautés humaines (...) le magnétophone reproduit de la musique joyeuse. L’instinct rassasié est satisfait ». (1)
L’auteure conclut que, compte tenu de leurs similitudes notoires, dans la scène de l’homicide du film « De la vie des marionnettes », Bergman s’est inspiré du tableau de René Magritte « Le tueur menacé », de 1926, appartenant actuellement au musée d’art moderne de New York. Nous pourrions ajouter un élément supplémentaire : l’image de l’affiche publicitaire du film, dans laquelle Peter Egerman pose un rasoir sur le cou de sa femme Catalina, est directement extraite du célèbre gros plan d’« Un chien andalou » dans lequel un homme, interprété par Buñuel lui-même, sectionne le globe oculaire d’une femme à l’aide d’un rasoir. Pour sa part, les premières œuvres de Fellini s’inscrivent dans le néoréalisme italien, avec un contenu nettement social, jusqu’à la première de « Huit et demi » (1963), qui constitue un tournant dans la carrière du réalisateur. Celui-ci y souligne l’importance des rêves, des désirs et des aspirations en tant que stimulants du processus créatif chez l’artiste. Le film raconte l’histoire d’un réalisateur et scénariste renommé, Guido Anselmi (Marcelo Mastroianni), qui, frustré par l’absence d’idée qu’il est supposé trouver pour son prochain film, tombe dans une spirale de tourments créatifs, de fantasmes et de souvenirs tournant autour de sa vie. De toute évidence, le film maintient une relation étroite avec la vie de Fellini, comme s’il avait eu l’intention de se parodier. À mesure que le film avance, les rêves et les fantasmes conforment au plus pur style surréaliste, s’entremêlent, faisant disparaître la ligne de séparation entre réalité et fiction. Même l’utilisation du métacinéma, c’est-à-dire du cinéma au sein du cinéma, comme ressource stylistique, est une caractéristique du surréalisme, comme l’est le rêve dans le rêve et l’utilisation de miroirs qui multiplient une réalité virtuelle jusqu’à l’infini. Ce dernier peut s’apprécier plus clairement dans « L’année dernière à Marienbad » (1961) d’Alain Resnais, sur un scénario d’Alain Robbe-Grillet, inspiré du roman de l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares, « L’invention de Morel » (1940). La nature fantastique et onirique du film en fait un chef-d’œuvre d’inspiration surréaliste. Sa narration cinématographique, entièrement réalisée en noir et blanc, génère une grande ambiguïté spatio-temporelle, laissant le spectateur perplexe quant à l’ordre chronologique suivi ainsi que vis-à-vis des causes étant à l’origine des faits. Cet effet est obtenu par la succession de séquences de plans décousus et par la juxtaposition illogique des scènes et des personnages, mais également par la répétition des dialogues dans des situations et des décors différents, donnant une impression de dislocation entre l’image et les dialogues. Il y a même une utilisation du flashforward (une prolepse interne, dans ces cas-là) au travers de dialogues qui ne sont mis à jour que plus tard dans l’image. Sur un plan visuel, on voit une série de trompe-l’œil formés par des couloirs infinis, des dessins et des peintures de jardins géométriques, des scènes de jeux de hasard qui se répètent de manière récurrente, la multiplication d’images en miroir, dans une perspective forcée à l’infini. La fin paraît ambiguë. En réalité, elle est divisée en deux fins possibles : le couple parvient-il à s’échapper de l’hôtel ou le mari décide-t-il de tuer sa femme au lieu de la laisser partir ? Cette fin ambiguë n’apparaît pas exactement sous cette forme dans le roman de Bioy Casares, où la machine de Morel condamne les personnages à une répétition infinie, à un labyrinthe sans issue, à une éternelle ronde de moments qui reviennent cycliquement et dans lesquels, en outre, on ne fait plus la différence entre hier, aujourd’hui et demain, atteignant le temps du rêve dans sa plus pure expression. Les éléments architecturaux et les jardins du film s’inscrivent dans le baroque français et le néoclassicisme. Plusieurs scènes ont été tournées dans les palais allemands de Schleissheim, Nymphenburg et Amalienburg, près de Munich. Les costumes ont été conçus par Coco Chanel. Karl Lagerfeld s’en est inspiré dans sa collection du printemps 2011, présentée au Grand Palais, à Paris. Les sources d’inspiration plastique sont variées et, à l’intérieur du surréalisme et de la peinture métaphysique, on peut distinguer les références aux œuvres de Giorgio de Chirico comme « Piazza d’Italia con statua », 1937, huile sur toile, Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Rome ; de Paul Delvaux, « Pygmalion », 1939, huile sur bois, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, et de René Magritte : « Le grand siècle », 1954, huile sur toile, Kunstmuseum Gelsenkirchen, Allemagne, « Le joueur secret », 1927, huile sur toile, collection privée, « Échec et Mat », 1926, huile sur toile, collection privée, « La reproduction interdite », 1937, huile sur toile, Museu Boijmans Van Beuningen, Rotterdam, Hollande. Les sculptures et peintures d’Alberto Giacometti ainsi que les photographies des jardins de Versailles prises par Eugène Atget en 1923 constituent également des influences notables. L’esthétique surréaliste a été une source d’inspiration pour des cinéastes plus récents tels que l’Américain David Lynch, le Canadien David Cronenberg et le Danois Lars Von Trier, mais nous y ferons référence dans le dernier paragraphe qui traite du postmodernisme.
Les piscines de David Hockney au cinéma David Hockney (Bradford, 1937) est un peintre, designer, scénographe, photographe et imprimeur anglais. Il a été avec Richard Hamilton, un important représentant du Pop Art britannique dans les années 60. Ses scènes de la vie quotidienne captent des instants de manque de communication dans une normalité apparente. La froideur des couleurs dans ses peintures reflète la solitude et l’anonymat des formes humaines, parfois absentes du tableau, ne laissant que le soupçon, l’empreinte éphémère de leur existence, à l’instar des éclaboussures d’eau dans son célèbre « A bigger splash » (D. Hockney, 1967, acrylique sur toile, Tate Britain, Londres), un tableau faisant partie de sa série des piscines. C’est en Californie qu’il a commencé à dépeindre l’opulence de la jetset et les symboles des statuts sociaux dans la société de consommation, en plus de la solitude et de l’isolement qui se cachent derrière tout ce luxe. Les corps nus des jeunes baigneurs, les intérieurs de demeures modernes, luxueuses et vides, les extérieurs de ces mêmes demeures avec leurs piscines, dans lesquels les personnages masculins prédominent (faisant probablement allusion à leur propre homosexualité), reflètent également des interrogations existentielles dans lesquelles, par exemple, la couleur du ciel se répète dans l’eau, donnant la sensation que la construction humaine « flotte » dans les airs, sans appui sur la terre.
Selon le dictionnaire des symboles de Juan Eduardo Cirlot, « on entend par eaux, l’ensemble des matières à l’état liquide (...) ce qui interprète la psychologie actuelle comme un symbole de l’inconscient, c’est-à-dire de la partie informelle, dynamique, causative et féminine de l’esprit. Tout le vivant surgit des eaux et de l’inconscient universel, comme de la mère » (2) « L’immersion dans les eaux signifie le retour au préformel, avec son double sens de mort et de dissolution, mais aussi de renaissance et de nouvelle circulation, puisque l’immersion multiplie le potentiel de vie »(3).
L’immersion dans les eaux, sous quelque forme que ce soit, représente l’immersion dans l’inconscient, dans le domaine de l’érotique et dans celui de la mort qui se cache sous la surface formelle, morale et socialement acceptée. Les rêves symbolisent la naissance, la transformation, la mort et la renaissance à travers l’eau. Mais ils évoquent également les processus de connaissance de soi et de création, y compris de la création artistique. Les piscines d’Hockney ont grandement influencé la production cinématographique mondiale ; nous en donnerons quatre exemples :
«La Piscine» (1969) de Jacques Deray L’histoire de « La Piscine » se déroule dans une villa de Saint-Tropez pendant les mois d’été. Elle commence par une scène dans laquelle l’agent publicitaire et écrivain frustré, Jean-Paul Le Roy (Delon) et sa petite amie Marianne (Romy Schneider) sont ensemble au bord de la piscine de la villa. Marianne demande à son petit ami de lui gratter le dos, ce que celui-ci accepte de faire, pour ensuite la jeter dans la piscine et y plonger, lui-même une seconde plus tard. Dès le début, une certaine tension se perçoit entre eux. L’arrivée d’Harry Lannier (Maurice Ronet) et de sa fille Pénélope Lannier (Jane Birkin) va déséquilibrer encore davantage l’harmonie apparente et instable. Il se produit un meurtre qui associe la piscine à la mort, mais aussi à la jalousie, à la possession, à l’érotisme, à la perversion et au sadisme, tout cela mélangé et sans forme, comme l’est l’eau elle-même. Les passions surgissent directement de l’inconscient, sans que la raison ou la loi ne les entravent. De fait, le crime n’est jamais résolu.
«Swimming Pool» (2003) de François Ozon L’histoire de «Swimming Pool» (2003) de François Ozon, avec Charlotte Rampling et Ludivine Sagnier dans les rôles principaux, présente d’autres nuances. Sarah Morton, auteure de romans policiers, se rend à Lacoste, en France, pour y trouver l’inspiration nécessaire à son prochain roman. La paix de l’endroit est interrompue par la venue de Julie, une jeune femme qui prétend être la fille de John Bosload, l’éditeur de Sarah. La fin, intentionnellement ambiguë, amène le spectateur à se demander si toute l’histoire a réellement existé ou s’il ne s’agissait que d’un récit fictif imaginé par Sarah. On soupçonne l’écrivaine d’être restée seule dans le village tout au long du film, ce qui ferait du personnage de Julie, un personnage de fiction littéraire. Sarah étant écrivaine, il n’est pas certain que l’intrigue dans son ensemble soit réelle ou qu’elle fasse partie du processus de création de son nouveau roman. Si la réalité et la fiction ne se confondent pas vraiment comme dans l’œuvre de David Hockney « Play within a Play » (1963) où la figure se confond avec l’arrière-plan, ce qui revient à dire que l’image tridimensionnelle se confond avec le contexte en deux dimensions, par conséquent fictionnel. Dans une interview accordée au journal El País, le réalisateur français a évoqué ainsi la symbolique de la piscine : « Je voulais en faire un espace de liberté et de sexualité, un écran où chacun projette ses fantasmes » (4). Cette réponse du directeur ne fait que renforcer ce que nous avons déjà dit au sujet des multiples significations de l’eau dans l’inconscient collectif.
«La mauvaise éducation» (2004) de Pedro Almódovar Dans « La Mauvaise Éducation », un long métrage de Pedro Almodóvar datant de 2004, le concept de la piscine est redéfini au sein de la thématique LGBT. L’histoire se déroule à Madrid en 1980 et relate la rencontre d’un réalisateur à succès, Enrique Goded (Fele Martinez), avec un ancien camarade de classe, Ignacio Rodríguez. Après une brève enquête, Enrique découvre que le jeune homme qui se prétendait être Ignacio était, en fait, son jeune frère, Juan (Gael García Bernal), et que la scène de la piscine avait été une mise en scène dissimulant une histoire d’amour sordide entre Juan et Manuel Berenguer, suivie d’un assassinat fratricide. Manuel Berenguer (Lluís Homar), connu sous le nom de père Manolo. Celui-ci était enseignant dans l’école religieuse fréquentée par Enrique et Ignacio où il abusait sexuellement de ses élèves, à l’image de ce qui se produisait très fréquemment en Espagne, à l’intérieur du système éducatif national-catholique durant l’ère franquiste. L’univers féminin si traditionnel chez Almodóvar cède ici la place à un univers homosexuel, traité depuis le point de vue du travestissement, de la transsexualité et de la bisexualité, selon chaque personnage. Par ailleurs, le réalisateur espagnol n’oublie pas ses anciennes obsessions, l’amour passionnel et irrationnel et le cinéma au sein du cinéma qui, dans ce cas, se transforme également en peinture au sein du cinéma. Une fois de plus, la réalité et la fiction se confondent. À nouveau, il y a des passions débridées, une mort et un processus de création lié à l’espace d’une piscine. Au point de mettre en scène, dans ses moindres détails, un véritable tableau vivant reproduisant l’œuvre de David Hockney, « Portrait of an Artist (Pool with two Figures) », acrylique sur toile de 1972. Almodóvar ne reproduit pas seulement la composition, le thème, les personnages et l’arrière-plan, mais aussi la gamme chromatique du tableau.
«A bigger splash» (2015) de Luca Guadagnino. Le long métrage « A Bigger Splash » (2015) de Luca Guadagnino, tiré d’un scénario d’Alain Page et David Kajganish, peut être considéré comme un remake de « La Piscine » de Jacques Deray, bien que mis à jour et présentant certains airs «guadagniniens» dont nous essayerons de parler plus loin. La première et la plus évidente différence se trouve dans le titre, qui fait directement référence à la toile du même nom de David Hockney : « A Bigger Splash » (1967, acrylique sur toile, Tate Britain, Londres). Tilda Swinton incarne Marianne Lane, une rock star ayant un look très ressemblant à celui de David Bowie. Elle se rend sur l’île de Pantelleria, dans le sud de l’Italie, pour y retrouver sa voix après une opération de la gorge. Son petit ami, Paul De Smedt (Matthias Schoenaerts), est un réalisateur de documentaires, aux penchants alcooliques, qui se remet d’une tentative de suicide. À la différence de « La Piscine », dans le long métrage italien, Marianne est une femme indépendante grâce à son métier d’artiste. Que le principal personnage féminin soit empêché, même fortuitement, de s’exprimer verbalement, n’est pas un fait mineur. Harry l’attribuera plus tard à l’amour possessif de Paul. Harry Hawkes (en anglais, ce nom de famille signifie « faucons »), interprété par Ralph Fiennes, est l’ancien petit ami et le producteur des disques de Marianne. Son arrivée intempestive perturbe les vacances du couple de héros. Il présente Penelope comme sa fille, bien que son nom de famille ne soit pas Hawkes mais Lannier. Le spectateur commence alors à douter de cette prétendue parenté. Il y a quelque chose de déconcertant dans la nature de leurs relations qui n’est cependant pas dévoilée tout au long du film. La scène nocturne qui se déroule dans la piscine entre Harry et Paul renforce encore la différence avec la version française de Jacques Deray. Grâce à l’expertise de sa caméra, Guadagnino y estompe subtilement la frontière entre une dispute motivée par la jalousie et une relation sexuelle entre hommes. Cela expliquerait le choix du titre car, comme nous l’avons dit plus haut, dans les piscines de Hockney, les personnages masculins sont les principaux objets de désir érotique. L’île de Pantelleria, dans laquelle s’est déroulé le tournage, est aujourd’hui un lieu de débarquement fréquent pour les réfugiés en provenance d’Afrique du Nord. Le film nous la montre médiatisée par le biais de la télévision, telle que les propres personnages la perçoivent, comme si, en dépit de sa proximité, ce qui s’y passait leur était étranger. Cet arrière-plan du huis clos dans lequel se trouvent piégés les quatre protagonistes, nous propose une critique socio-politique qui n’est qu’à peine insinuée dans « La Piscine » de Deray. Voici quelques œuvres de David Hockney qui ont peut-être influencé les films cités :
- «Play Within A Play», 1963, huile sur toile et plexiglas, collection privée.
- «Beverly Hills Housewife», 1966, acrylique sur toile, collection privée.
- «Sunbather», 1966, acrylique sur toile, collection du Ludwig Museum, Cologne, Allemagne.
- «A bigger splash», 1967, acrylique sur toile, Tate Britain, Londres.
- «Christopher Isherwood and Don Bachardy», 1968, acrylique sur toile, collection privée.
- «American collectors (Fred and Marcia Weisman)», 1968, Art Institute of Chicago.
- «Mr and Mrs Clark and Percy», 1971, acrylique sur toile, Tate Modern, Londres.
- «Rubber Ring Floating in a Swimming Pool», 1971, acrylique sur toile, collection privée.
- «Pool and Steps. Le Nid du Due», 1971, acrylique sur toile, collection particulière.
- «Sur la Terrasse» 1971, acrylique sur toile, collection privée.
- «Portrait of an Artist (Pool with two Figures)», 1972, acrylique sur toile, collection privée.
- «Two Deckchairs Calvi», 1972, acrylique sur toile, Musée Boymans-van Beuningen, Rotterdam.
- «Model with Unfinished Self-Portrait», 1977, huile sur toile, collection privée.
- «Schwimmbad Mitternacht (paper pool 11)», 1978, pâte à papier colorée et pressée, collection privée.
- «The photographer and his daughter», 2005, acrylique sur toile, collection privée.
- «Garden with Blue Terrace», 2015, acrylique sur toile, collection privée.
Notes:
-1 Wasserman, Raquel. Filmographie de Bergman. Ed. Fraterna, Buenos Aires, 1988. Pages. 130-131 -2 Cirlot, Juan Eduardo, Dictionnaire des Symboles, Ed. Siruela, Madrid, 2007, pages 68--69. -3 Op. Cit., page 69 -4 García, Rocío. « Ozon plonge dans les eaux sensuelles d’une piscine ». Journal El País. Madrid, 24 octobre 2003
Bibliographie :
Piqueras María Jesús y Áurea Ortiz. La Pintura en el cine. Paidós Studio. Barcelona, 1995 Fantasía (película) en Wikipedia "Johann se deja ver. Bach para tus ojos, desde Disney hasta el arpa imposible" post publicado en el Blog "Una Cosa Rara", 9 de noviembre de 2013. Wasserman, Raquel. Filmología de Bergman. Ed. Fraterna, Buenos Aires, 1988. Last Year in Marienbad. A Film as Art. Galerie Rudolfinum, Praga. Del 8 de septiembre al 27 de noviembre de 2016. L'année dernière à Marienbad. En Wikipedia. Foster, Erin. Surrealist Cinema. Film Reference. Leija, Lydia. Los recuerdos y las fantasías surrealistas de un director frustrado creativamente. Publicado el 2 de febrero de 2017 en CulturaColectiva.com Gazzillo, Agata. David Hockney, is still life. Red Milk Magazine, 27 de septiembre de 2016 García, Rocío. Ozon se tira a las aguas sensuales de una piscina. Diario El País, Madrid, 24 de octubre de 2003 Forces of nature-desire and politics in A bigger Splash. In a Lonely Place (Blog). 25 de marzo de 2016. Keska, Monika. "Las interacciones entre cine y corrientes artísticas contemporáneas" Revista Antigrama. Universidad de Zaragoza. Número 20, 2005. La mala educación. Wikipedia. Swimming Pool (film). Wikipedia. A Bigger Splash (2015 film). Wikipedia. La Piscine (film). Wikipedia.
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A bigger splash

Ano pasado en Marienbad

De la vida de las marionetas

Ocho y medio (Fellini)

La mala educacion

La piscine (Jacques Deray)

An opitcal poem (Oskar Fishinger)

Swimming pool (Ozon)

Spellbound
Un perro andaluz
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